Trois soirées, trois leçons

En quittant le parvis de la Cathédrale après minuit, nous frayant un chemin dans la foule encore dense, Mel et moi avons croisé un type qui observait l’esplanade en s’exclamant : « Non mais plus con que ça tu meurs ! » J’ai souri en baissant les yeux parce que je savais que trop souvent encore, ce mec qui juge sans chercher à comprendre, c’est moi.

J’aime donner tort à mes archives. Mel était une des premières filles que j’ai rencontrées sur Bumble et me propose régulièrement des sorties en région romande sans que ça la dérange le moins du monde que je mette du temps à descendre de mes grands chevaux. Si nous pataugeons encore pas mal lors de conversations en tête-à-tête (peut-être n’avons-nous pas assez bu ensemble ?), nous nous retrouvons régulièrement sur des expériences partagées qui me sortent de ma tour d’ivoire. Ce soir-là en l’occurrence, Mel m’avait convaincue de la rejoindre lors de la première silent party de la saison – un concept dont elle était friande et que je n’avais jamais encore expérimenté.

Brooklyn Nine-Nine Silent Disco

Brooklyn Nine-Nine, The mole (S02E05)

Le spectacle auquel assistait notre passant dubitatif avait de quoi être déconcertant pour qui n’était pas au courant de l’événement : deux mille personnes rassemblées dans les rues pour chanter, danser et faire la fête… Sans musique. En apparence pourtant – les décibels étaient bien là, dans les casques lumineux que chacun portait pour l’occasion. Trois couleurs qu’on pouvait changer à volonté selon nos goûts et ce que passait le DJ assigné : reggaeton frénétique en vert, dancefloor techno en bleu ou rock nostalgique en rouge. Une fois de la musique dans les oreilles, c’est une toute nouvelle dimension qui s’ouvre : le casque isole parfaitement du bruit environnant, créant une bulle d’intimité solitaire dans laquelle danser et chanter en public semble soudain bien moins intimidant.

The IT Crowd ♥, From Hell (S03E01)

Mel et moi avons ainsi passé quelques heures délicieusement isolées en pleine foule à alterner les canaux musicaux selon l’humeur et à danser ensemble de façon asynchrone – elle tendant l’oreille plus souvent du côté des riddims verts alors que je revenais préférentiellement à mes bons classiques rouges. Personne ne s’entend, tout le monde sourit, et même si de l’extérieur on avait l’air complètement con – ça m’a fait tout chaud à l’intérieur. Contre toute attente je me suis vraiment bien amusée et sans Mel, je me serais sans aucun doute arrêtée au préjugé partagé par notre ami passant circonspect.

Mon seul regret, public hétérogène oblige, était d’avoir l’impression bien trop forte d’écouter les playlists consensuelles d’un DJ de mariage. Même s’il était amusant d’observer une vague rouge envahir la foule qui chantait à tue-tête les démons de minuit, je me suis surprise à fantasmer plus d’une fois remplacer ces casques loués par le mien empli de morceaux bien plus à mon goût – contraste accentué sans aucun doute par ma soirée de la veille.

Photos par Gregory Cristman

The Soft Moon, c’était un concert surprise il y a 5 ans qui m’avait tellement emportée et le bonheur de découvrir par hasard qu’ils revenaient mardi dernier tout près de chez moi. Alors que je passais des jours difficiles à jongler avec des pics anxieux répétés, c’était un soulagement inespéré que d’enfiler mon cuir et de me retrouver ailleurs, seule et entière. Dans un endroit où je me suis aussitôt sentie comme à la maison : ces petites salles de concert au code vestimentaire implicite de noir et de métal où le tutoiement est de mise, dont les toilettes sont recouverts de stickers et les couloirs sentent la bière, et où la musique d’ambiance est parsemée de références personnelles.

Les retrouvailles musicales étaient délicieuses, et pourtant j’ai failli laisser deux connards du public me gâcher la soirée. #1 tenait son smartphone bras tendus au premier rang sous le nez du chanteur pour filmer des morceaux entiers, ruinant le spectacle à tout le public derrière lui (et à l’artiste sur scène probablement aussi). #2 quant à elle, complètement bourrée, s’est faufilée dans les dix centimètres de libre devant moi pour danser comme une épileptique et m’a jeté un regard noir lorsque je lui ai saisi le bras pour l’empêcher de m’éclater le nez par ses mouvements inconsidérés. Respirant alors un bon coup – manquant de lui vomir dessus tant son parfum de monoï mélangé à l’alcool m’écrasait – je me suis éloignée de quelques rangs en sentant mon enthousiasme chuter à vitesse grand V.

THE SOFT MOON - Circles (Official Video)

C’était sans compter mes nouveaux voisins de soirée parmi lesquels j’ai trouvé une place évidente lorsque nous nous sommes mis à sauter ensemble à pieds joints sur Become the lies dont on connaissait les paroles par cœur. Nous avons dansé, ri, chanté, crié, et c’était tellement inespéré de s’envoler en un moment de communion partagée sur des tourbillons de tambour-baril qui nous ont tellement nourris.

Attention aux oreilles ci-dessous, le volume de la musique est fort !

The Soft Moon - Burn // Vilnius // 2019

Alors que je reprenais mon souffle une fois les lumières rallumées, un sourire radieux au lèvres, je me souvenais de l’époque où je n’osais pas danser en public et j’ai ri. Comme je l’écrivais plus haut, j’aime donner tort à mes archives.

Dernière soirée dont je souhaitais consigner la leçon : ce week-end, K m’a proposé une sortie au Festival artistique des affects, des genres et des sexualités à Lausanne (ex-Fête du Slip dont je trouvais le nom bien plus chouette). Mettant de côté les ateliers participatifs et trop pudique pour les diffusions de studios de porn, j’ai choisi d’assister à une session de courts et moyen-métrages dont le descriptif m’intriguait.

REZOM rassemble des films intimes invitant à revisiter le passé, ce qui nous construit et ce qui fait nos racines. Entre voyage du corps et auto-exil, ce programme non explicite réaffirme des désirs d’émancipation du cis-tème. Ce sont des histoires qui se rencontrent, des existences rhizomatiques, serpentant le long des artères de cet immense réseau souterrain qui constitue la grande famille queer.

REZOM, courts et moyens métrages en compétition à la FdS
FdS23 VIDEO TEASER

Sur tout le trajet vers la salle de projection, je n’ai pas arrêté de balancer des remarques cinglantes sur la crainte que les diffusions soient bien trop artsy-perchées et infusées de militantisme twitter agressif dont je conservais un goût très amer. Remontée sur mes préjugés, je me suis moquée de mon statut de bourgeoise blanche hétéro au genre trop bien rangé qui ne méritait pas de faire partie du public. Lorsque les lumières se sont éteintes, j’ai murmuré « Bonne chance ! » vers K pour qui ça a été la goutte de trop et qui m’a cloué le bec : « Fallait pas venir si ça te disait pas, t’insiste beaucoup là quand même ».

K avait complètement raison de me remettre ainsi à ma place. J’ai du mal à comprendre le négativisme hautain de mon comportement ; j’aimerais me réfugier sous l’excuse du SPM qui pointait le bout de son nez mais je crois que j’étais juste enfermée dans une ligne de défense inutile et complètement déplacée. It’s not about you. Sur les six projections j’en ai adoré trois qui ont ouvert ma petite case privilégiée sur les questions d’identité de genre et de sexualité neurodivergente. C’était très bien et la prochaine fois, j’espère savoir mieux la fermer pour apprendre à mieux écouter.

sans Léa, Louve Dubuc-Babinet
Nuit blonde, Gabrielle Demers
Quitter Chouchou, Lucie Demange

Trois soirées de la semaine écoulée, trois petites leçons de vie qui ont huilé mes rouages d’humilité. À une période où je m’interroge énormément sur mes comportements hérités et mes mécaniques de défense rigidifiées, c’est un soulagement immense de constater que ma place mentale est loin d’être figée à jamais. Tout en restant trop attachée à mes fondations pour envisager des révolutions, ça me fait le plus grand bien de constater qu’il existe tout de même autour de moi suffisamment d’espace pour élargir mes perspectives et changer de position.

MC Escher, Rind, 1955