Avant les ides de mars

Les quintes de toux entaillent mes nuits et paragraphes d’écriture. Je n’ai pas été aussi malade depuis la Covid fin 2021, et j’ai passé les ides de mars recroquevillée dans mon corps en attendant que la tempête passe.

Je retrouve l’attachement ambigu à la faiblesse à laquelle je trouve du bon. L’hébètement de la fièvre, la torpeur de la crève et l’épuisement de la toux m’imposent un retour à l’essentiel : pas d’énergie à accorder aux états d’âme et autres tourbillons cérébraux. Alors que mon corps lutte, mon esprit s’allège en retournant aux évidences. Rappel à l’ordre auquel je m’accroche maintenant que je commence enfin à aller mieux, et que je suis capable de rassembler un pot pourri des moments qui ont marqué ces dernières semaines.

Les étoiles filantes

Début mars j’ai dit au revoir à Eva qui quittait définitivement le pays, non sans avoir le plus grand mal à refouler mes larmes. Je ne l’avais pourtant rencontrée que quelques mois plus tôt, mais j’en suis persuadée : il y a des gens que tu trouves au moment où tu en as le plus besoin.

Je me suis tout de suite attachée à cette étudiante croisée par hasard qui m’a demandé des conseils de carrière au détour d’un café. Puis d’un autre. Et encore un autre. On a multiplié les moments partagés au fur et à mesure que son départ de Suisse approchait et que notre attachement se renforçait, nous retrouvant dans des expos d’art et sur des murs d’escalade avec un goût de plus en plus évident de pas assez.

Symboles superposés de nos moments partagés

Lors de son premier et dernier passage chez moi, Eva m’a offert deux bouteilles de vin, une pomme de pain omnisciente qu’elle a peinte en écho à nos conversations et une carte-renard plantable que je n’avais le droit d’ouvrir qu’une fois seule. Je lui ai promis que je lui rendrai visite au-delà des frontières dès qu’elle y sera confortablement installée, et j’ai beaucoup pleuré en lisant ses mots une fois la porte refermée.

Parce que la vie a le chic de t’enseigner les leçons qu’il te faut au moment opportun, c’est après mon article sur la solitude trentenaire que j’ai attrapé au vol de nouvelles étoiles filantes, à la trainée aussi éblouissante que fugace ; j’ai décidé que je ne chercherai plus aussi fort à forcer le destin. J’avais annoncé que cette année serait celle de pèlerinages : j’envisage désormais des weekends un peu partout les prochains mois pour me reconnecter à mes attaches, humaines comme symboliques, cherchant à restaurer la balance entre l’évidence de mes amours et la distance. Nous ne sommes pas définis par les kilomètres qui nous séparent et je n’ai que trop manqué de vous (re)trouver.

Les dernières volontés

Début mars, me lançant dans des investissements adultes et suite aux recommandations d’un notaire, j’ai rédigé mes dernières volontés. C’est un exercice que je ne considérais pas comme étant aussi bouleversant qu’au moment d’inscrire sur papier la phrase : « Ceci est mon testament ».

Ce n’était pourtant qu’une formalité administrative permettant de couvrir des fonds partagés, mais poser ces mots a ouvert la porte à une flopée de réflexions désorganisées auxquelles j’essaye difficilement de donner structure. Bien que mes considérations à ce sujet évoluent au fil des années, apprivoiser la mort reste compliqué.

J’envisage des sessions d’écriture en solitaire pour déblayer le terrain, et je compose des listes à points qui permettent de me canaliser. Des discussions à ce sujet avec ma chère A me rassurent – je ne suis pas seule à trouver cela difficile – et me confortent dans l’idée que je me sentirai soulagée d’un poids une fois que j’aurai osé adresser ces questions en face.

J’aimerais mettre en place un système où, à mon départ, certaines personnes puissent recevoir une dernière missive de ma part. Qu’elles puissent hériter de quelques morceaux choisis soigneusement triés, sélectionnés, rangés. J’aimerais pouvoir remettre les clefs de mon royaume virtuel à quelqu’un qui saura en refermer les portes derrière moi – et si je suis dernière survivante, j’aimerais que tout soit effacé.

Rien n’est urgent mais ça me travaille. Je ne peux m’empêcher de faire des recherches, de prendre des notes, de lire des témoignages et de comparer des solutions. Peut-être que je documenterai un jour sur ces pages la mise en place du dead man’s switch que j’envisage pour soulager cette charge mentale qui s’installe.

Le courage liquide de pirate qui a accompagné mes premiers pas dans la mise en place de ma succession.

The Vow

Début mars, j’ai aussi été complètement absorbée dans la série documentaire The Vow qui m’a fortement secouée. Ses quinze épisodes racontent l’embrigadement de plusieurs personnes dans NXIVM, un organisme proposant des formations de développement personnel qui s’avère être en réalité – quelle surprise – une secte au gourou manipulateur.

The Vow NXIVM Documentary | Part 1 Trailer | HBO

The Vow prend le parti de nous introduire dans le monde de NXIVM du point de vue d’une nouvelle recrue : quelqu’un d’un peu perdu dans la vie qui cherche des réponses, et qui suit un cours du soir aux concepts philosophico-psychologiques enivrants. Accro à cette illusion du sens, le participant va enchaîner les sessions et activités du même organisme qui vont l’enfermer dans la sensation d’avoir enfin trouvé sa place. Au fil des mois/années, il va accepter de plus en plus de concepts dérangeants par manipulation psychologiques et influence communautaire jusqu’à détruire toute notion de préservation identitaire et le pousser à consentir au pire de son plein gré.

La série est riche de nombreux enregistrements vidéo au sein de l’organisation du point de vue de ses propres membres. Son fondateur jugeait en effet nécessaire de documenter la moindre de ses paroles pour les léguer en héritage au restant de l’humanité (en toute humilité) – jusqu’à l’ironie d’avoir sauvegardé sur son ordinateur saisi par la justice l’entièreté des conversations WhatsApp qui allaient l’incriminer (j’ai tellement ri).

Disclaimer : The Vow est produit par HBO. Il y a donc pléthore d’effets de mise en scène choc et de révélations en mode télé-réalité qui rajoutent des longueurs inutiles et posent beaucoup de questions sur son objectivité (préférant parfois la narration aux faits ?) MAIS. Étant moi-même friande (pour ne pas écrire boulimique) de contenus de développement personnel en tout genre, force m’était de constater au cours du visionnage que, tout comme les personnes qui témoignaient, moi aussi je me serais complètement fait avoir et embrigader sans rien remarquer avant qu’il ne soit trop tard. Mine de rien, ça m’a sacrément déstabilisée et fait réfléchir sur mon influençabilité.

Signal(er mes valeurs)

Début mars, je me suis débarrassée de mon dumbphone et je me sens bien plus légère et alignée. Je peux enfin avouer que, malgré mes discours anti-Meta et autres sociétés qui se font du blé en exploitant nos données personnelles, cela faisait un an que je trimbalais sur moi un deuxième téléphone avec une carte prépayée pour n’utiliser que WhatsApp – mea culpa.

J’avais voulu le beurre et l’argent du beurre : avoir une majorité de mes contacts sur Signal, une application de messagerie compatible avec mes valeurs, et garder une solution de dernier recours pour des irréductibles – principalement un groupe de conversation auquel je n’osais de loin pas imposer la conversion de tous les membres à une autre solution. Le dumbphone me paraissait la seule option qui me permettait de rester en contact avec ces personnes tout en limitant ce que WhatsApp pouvait collecter de mes activités numériques.

J’ai tenu un an avec cette entorse à mes valeurs qui avait bien plus d’inconvénients que d’avantages : je n’en pouvais plus d’avoir cette brique au fond de mon sac qu’il fallait que je me rappelle de consulter et de recharger, tout ceci par crainte d’assumer une position à contre-courant qui risquait de provoquer l’isolement. Ne pouvant plus nier le ridicule de la situation, j’ai fini par envoyer un message à mes contacts leur signalant ma désertion de WhatsApp, partageant les moyens alternatifs de me contacter, et je me suis enfin débarrassée définitivement de ce gros boulet.

Lorsque j’explique mon choix, on me répond souvent « Oui mais je ne peux pas changer, la plupart de mes contacts sont sur WhatsApp ! » J’entends bien la difficulté d’aller à l’encontre du plus grand nombre, mais je choisis de ne pas laisser ce dernier dicter mes valeurs personnelles – et je suis émerveillée au fil des mois de constater que la plupart de mes proches accompagnent mon choix. Une grande majorité a installé Signal s’ils ne l’avaient pas déjà, leur réaction se résumant simplement à « ça ne me dérange pas d’avoir une autre application pour t’écrire ». Parfois suivie à mon plus grand plaisir de « je préfère ton app en fait, j’y ai invité d’autres gens aussi du coup ! »

Pour ceux qui ne souhaitent pas installer Signal – ce que je respecte tout à fait peu importe la raison – je parviens toujours à entretenir notre relation via d’autres canaux qui nous correspondent (lettres manuscrites, SMS ou e-mails). Notre lien ne se réduit pas à l’outil qu’on utilise.

J’ai bien conscience que chacun agit selon un mélange bien personnel de valeurs, compétences, connaissances et énergie. Je ne pense pas avoir un discours particulièrement militant, j’essaie simplement d’agir en toute intégrité et je suis surprise de constater que cela fonctionne. En expliquant posément mes choix et en restant ferme sur mes positions, je n’ai absolument plus besoin de WhatsApp pour me sentir connectée et je me sens bien plus alignée à l’intérieur de moi.

I’m lost but I’m not stranded yet (again)

Début mars, j’ai confié à K ma déception que mon dernier article n’ait suscité aucune réaction. Mon égo a eu le plus grand mal à faire cet aveu, clamant habituellement avec suffisance que je blogue avant tout pour moi-même. Faisant face au silence récurrent (merci d’ailleurs à ceux qui le brisent encore régulièrement !), je ne peux m’empêcher par moments de m’interroger sur l’absurdité de passer des heures à forger du contenu dans un but de partage si ce dernier n’existe que pour brosser mon égo dans le sens du poil. Je m’inquiète parfois de m’enfermer dans ma propre tour de cristal.

Nul blâme à lire entre ces lignes : j’ai tout à fait conscience de ne pas diffuser mes écrits au-delà d’une communauté restreinte et de publier des articles souvent difficile à commenter, lorsque je ne verrouille pas moi-même la possibilité de le faire. Je sais aussi que l’époque des échanges riches et stimulants en commentaires de blogs est bien révolue, nos cerveaux étant en surcharge de contenus que nous consommons automatiquement bien plus que nous les considérons. En est pour preuve la liasse d’articles mis de côté dans mon lecteur de flux RSS, auxquels je me suis promis de revenir un jour pour les commenter tout en sachant que je ne le ferai sans doute jamais. Je ne compte plus le nombre de créateurs qui m’inspirent à chacune de leurs publications sans que je me prenne jamais le temps de leur partager mon retour.

Les échanges enrichissants, je les ai bien plus en privé ces derniers temps – sur Signal justement – lorsque j’y envoie directement à mes proches de mes nouvelles. Ne devrais-je pas plutôt dédier mon dimanche après-midi à entretenir mes correspondances en attente plutôt qu’à envoyer un article dans le vide ? J’ai passé tant d’années à croire que mon clan se rassemblait sur ces pages, il est peut-être temps d’admettre que je peux bien mieux le retrouver ailleurs.

Plusieurs choses me font toujours revenir ici cependant. La notion de dû : Internet continue à beaucoup me nourrir, et publier ici c’est entretenir le cercle vertueux et rendre, au moins un peu. La notion d’archive : je suis sans doute la visiteuse la plus fréquente de mon blog et j’aime y retrouver qui j’étais et ce que j’ai vécu au fil des années. Nul autre espace a cette valeur de sanctuaire personnel à mes yeux. La notion de résistance, enfin, toute aussi futile soit-elle : je continue à défendre les valeurs de partage et d’échange de l’internet d’avant auxquelles je tiens, telle Don Quixote face aux moulins du web 2.0 et le vent qu’ils brassent à grands coups d’intelligence artificielle.

It’s like a dark forest that seems eerily devoid of human life – all the living creatures are hidden beneath the ground or up in trees.

The Expanding Dark Forest and Generative AI – Un essai fantastique de Maggie Appleton (ironie, je n’arrive pas à retrouver quel est le blog que je suis qui l’a récemment partagé !)

Tirer les cartes à ce sujet m’a fait rire tant leurs réponses me semblaient appropriées : extirpe-toi du syndrome du martyr, embrasse ce qui te parait juste en éliminant le superflu, continue de prendre soin des connexions et effets rebonds. Ces éternelles diatribes bloguesques suivent toujours les mêmes lignes qui tournent autour de mon équilibre.

Ma conclusion du fil de réflexion d’aujourd’hui est : déleste-toi des publications institutionnelles destinées à l’autre au dépens de toi. Ce que je préfère dans le présent article est d’avoir pu y démêler certains sacs de nœuds et les ancres des souvenirs que sont les photos qui l’illustrent, tant pis pour la logorrhée. Il est là, le sens premier sur lequel j’aimerais me concentrer. J’ai bien fait de garder l’appareil photo à portée de main ce mois-ci, et un prochain pas en avant serait d’enrichir ces morceaux choisis par davantage de visages désormais.

Autoportrait de Léon Spilliaert

Sur ces mots d’espoir, on termine ce fourre-tout par une petite sélection de mes dernières boucles musicales ? Allez !

Maud Geffray - Polaar
Dilly Dally - I Feel Free (Official Video)
Egopusher - Patrol | Live at Music Apartment
No Clear Mind - Dream Is Destiny